Publié le 29 avril 2020

[News Tank Sport] Entretien avec Christophe Lepetit (CDES)

« Le sport professionnel est très fortement impacté. Cette crise révèle une certaine fragilité de son modèle économique, qui est celui d’une industrie de main d’œuvre (avec des charges salariales élevées et quasiment incompressibles à court terme) avec des recettes de structures évoluant dans le domaine événementiel qui sont à l’arrêt depuis plusieurs semaines », déclare Christophe Lepetit, responsable des études économiques du Centre de Droit et d'Économie du Sport (CDES), à News Tank le 21/04/2020.

« La constitution de réserves -au niveau de chaque club par le renforcement des fonds propres ou au niveau global de chaque Ligue- n’a ainsi jamais été véritablement pris comme une priorité car cela réduit de fait les moyens consacrés au développement sportif. Or, ce type de mécanismes permettrait justement de se prémunir pendant un certain laps de temps dans pareille situation. Il faut toutefois relativiser car, en France, nous ne sommes pas les plus démunis, grâce notamment aux mécanismes mis en place par les institutions sportives (Fédérations et Ligues professionnelles) en particulier les instances de contrôle de gestion qui ont poussé dans ce sens et veillé à ce que les déséquilibres ne soient pas trop importants. Mais, la vision d’ensemble est encore trop souvent court-termiste, très autocentrée sur l’activité sportive par rapport à l’activité globale d’une entreprise », explique le responsable du CDES.

« Outre des mécanismes assurantiels externes, on peut aussi envisager de mettre en place une couverture au niveau des Ligues et de l’argent interne du sport : une ligne de crédit adossée aux fonds globaux générés collectivement par les Ligues (en particulier les droits audiovisuels) par exemple plutôt qu’une ligne négociée par chacun des clubs. Si on assure de manière mutualisée, on a plus de poids dans les négociations et cela coûte moins cher à l’ensemble des parties prenantes », propose Christophe Lepetit qui répond aux questions de News Tank.

Comment s’est organisé le CDES pour respecter les mesures sanitaires ? Quel est l’impact sur vos métiers ?

Le Centre de Droit et d’Économie du sport développe ses activités dans trois secteurs différents : la formation, l’expertise juridique et économique et les publications. Ces trois activités ont été diversement impactées par la crise sanitaire.

Parmi nos métiers, la formation a été la plus impactée avec certaines sessions (nos formations sont organisées sous la forme de sessions de trois à cinq jours qui se déroulent dans les hauts lieux du sport français et international) qui ont dû être, au mieux reportées (notamment pour les programmes développés sur une période qui dépasse l’année universitaire classique), au pire purement et simplement annulées du fait de l’impossibilité matérielle de les organiser dans un calendrier raisonnable. Afin de réduire au maximum l’impact pour nos étudiants, nous organisons des sessions à distance en particulier grâce aux technologies proposées par l’Université de Limoges qui est très proactive et apporte de nombreux services pour garantir la continuité pédagogique. Cela nous permet de garder le lien avec nos étudiants et de délivrer le contenu pédagogique, ce qui est surtout crucial pour les formations qui se terminent en 2020 (notamment le Master 2 « Droit et Economie du Sport »).

Des soutenances à distanceLes soutenances de fin d’études de notre Master exécutif en gouvernance du sport (MESGO) ainsi que celles des formations développées avec la Fédération Royale Marocaine de Football ont également été organisées à distance. Toutefois, ces enseignements à distance ont des limites puisque certaines formations reposent sur l’immersion et le partage d’expérience avec des professionnels du secteur. Or les conditions actuelles ne sont pas réunies pour les organiser dans de bonnes conditions et pourraient ne pas l’être avant plusieurs semaines.

Nos autres métiers sont moins fortement impactés, voire enregistrent un petit surcroit d’activité notamment sur tout ce qui concerne le conseil juridique, que nous exerçons via notre cabinet d’avocats (CDES Conseil) qui conseille nombre d’institutions sportives. En ce qui concerne le pôle études économiques, pour l’instant nos projets continuent, mais il faudra voir si la crise ne ralentit pas notre activité d’ici quelques mois. Enfin les activités de publication, notamment la parution de la revue mensuelle JuriSport, ne sont pour l’instant pas impactées notamment grâce à la mobilisation des équipes de Dalloz et JurisEditions.

En conséquence, nous avons eu très peu recours à l’activité partielle. Seules quelques personnes de notre équipe sont concernées en particulier au sein de notre pôle accueil-secrétariat-logistique (nos locaux sont fermés depuis le 17/03/2020) et du pôle formation. Le reste de nos équipes exerce ses activités en télétravail. Sur ce point, il faut d’ailleurs souligner que le télétravail est organisé chez nous depuis de nombreuses années. Ce qui a changé, c’est que désormais tout le monde est en télétravail.

En conclusion, l’impact sur notre structure est pour l’instant limité. Il conviendra d’analyser précisément la retranscription de ces difficultés sur notre modèle économique. Un exercice que nous pourrons réaliser quand on y verra plus clair sur les modalités précises de déconfinement.

Qu’est-ce qui vous marque le plus vis-à-vis de l’impact de cette crise sur le secteur sportif ?

On se rend compte que, comme le reste de l’économie française, ce secteur est très exposé à ce type de crise. Un arrêt de la vie sportive, des compétitions, pendant quelques semaines, provoque de sérieuses secousses au sein de l’ensemble de la filière. Les fabricants d’articles de sport d’une part, car leurs usines et magasins sont aujourd’hui fermés et qui avaient aussi pu sentir les premiers effets en amont du confinement du fait des difficultés d’approvisionnement nées du développement de l’épidémie en Asie, mais aussi les acteurs privés marchands de l’offre sportive qui ne peuvent plus proposer leurs services actuellement. Le mouvement sportif et le tissu associatif d’autre part, qui gèrent actuellement cette crise aussi bien que possible, et qui risquent voir leur modèle économique vaciller dans les prochains mois du fait de la baisse de pouvoir d’achat des ménages ou de la réduction des soutiens publics et privés.

Le sport professionnel enfin est lui aussi très fortement impacté. Cette crise révèle une certaine fragilité de son modèle économique, qui est celui d’une industrie de main d’œuvre (avec des charges salariales élevées et quasiment incompressibles à court terme) avec des recettes de structures évoluant dans le domaine évènementiel qui sont à l’arrêt depuis plusieurs semaines. Aujourd’hui toutes les disciplines sont impactées, du football professionnel au hockey-sur-glace. Il n’y a pas un club, Paris Saint-Germain (Ligue 1 Conforama) compris, qui peut se dire : « je vais passer cette crise sans problème ». Beaucoup d’entités professionnelles sont en danger.

Pour traverser la crise ces structures font appel aux dispositifs de soutien de l’économie française - activité partielle, prêt garantis par l’Etat, financements BPI - mais toutes ne peuvent malheureusement pas y avoir accès, ce qui constitue un vrai danger pour elles. Sans le soutien de leurs actionnaires à court terme, de leurs partenaires privés ou public, elles pourraient avoir du mal à assurer la continuité de leur activité, d’autant plus avec une reprise qui s’annonce de plus en plus lointaine et qui pourraient intervenir dans des conditions dégradées (huis-clos ou limitation du nombre de spectateurs). Sans compter la réduction des dépenses de sponsoring des annonceurs et les incertitudes sur le versement des droits audiovisuels.

Qu’est-ce que cette crise nous dit du modèle économique sportif ? Quels changements peut-elle entraîner ?

Il y a des difficultés qui sont liées à la conjoncture, c’est-à-dire à cette crise totalement inédite et imprévisible, qui met l’industrie du sport professionnel à l’arrêt. Toutes les structures qui évoluent dans le domaine de l’évènementiel (qu’il soit sportif ou non) sont aujourd’hui en grandes difficultés. Et puis il y a des difficultés plus structurelles liées au manque de régulation du secteur. La constitution de réserves - au niveau de chaque club par le renforcement des fonds propres ou au niveau global de chaque Ligue - n’a ainsi jamais été véritablement pris comme une priorité car cela réduit de fait les moyens consacrés au développement sportif. Or, ce type de mécanismes permettrait justement de se prémunir pendant un certain laps de temps dans pareille situation.

Il faut toutefois relativiser car, en France, nous ne sommes pas les plus démunis grâce notamment aux mécanismes mis en place par les institutions sportives (Fédérations et Ligues professionnelles) en particulier les instances de contrôle de gestion qui ont poussé dans ce sens et veillé à ce que les déséquilibres ne soient pas trop importants. Mais, la vision d’ensemble est encore trop souvent court-termiste, très autocentrée sur l’activité sportive par rapport à l’activité globale d’une entreprise. Tout cela doit permettre à ces entités de se poser la question de « comment le sport peut-il se constituer des réserves pour mieux faire face aux crises ? » On peut imaginer demain des mécanismes portés notamment par les ligues professionnelles pour réduire l’exposition au risque à court terme.

Est-ce une faillite du modèle des ligues professionnelles ?

Non, je ne pense pas qu’on puisse parler de faillite des ligues professionnelles. En revanche cette crise souligne les limites d’un système qui a connu une dérégulation importante (du marché du travail notamment) et une inflation énorme sur les 30 dernières années. On est dans un modèle très individualiste où tout le monde a d’abord pensé à soi-même avant de penser aux autres, de penser collectif comme pour le sport US où la réflexion est de dire que plus le business croît collectivement, plus il est durable. Ce sont ces notions de collectif et de coopération qui doivent prévaloir après cette crise. Il s’agira d’analyser ensemble les conséquences de cette crise et de prendre les bonnes décisions pour construire un modèle plus durable. Ce qui passera à mon sens nécessairement par une coopération beaucoup plus large des parties prenantes : institutions sportives, clubs, sportifs mais aussi principaux financeurs que cela soit les diffuseurs ou les partenaires privés et les acteurs publics.

La logique économique voudrait que certains clubs ne résistent pas à la crise, les moins préparés, et qu’on ne les sauve pas.

Si on est très néo libéral dans notre approche, on pourrait se dire : « il y a eu une crise et on laisse mourir certaines entreprises, certains clubs et cela reprendra d’une manière ou d’une autre ». Ce serait faire abstraction de la spécificité du secteur sportif, un secteur économique particulier où les adversaires sportifs sont des partenaires économiques et où les clubs sont des entités appartenant à un patrimoine territorial et social. On a déjà vu par le passé des clubs être sauvés in extremis par des interventions extérieures parce qu’ils étaient « too big to fail ».

S’il ne faut pas sauver des clubs pour de mauvaises raisons, je pense et j’espère qu’on saura trouver les ressources, et pas forcément des fonds publics, pour sauver ces entités potentiellement en difficulté du fait d’une crise sanitaire qui ne relève pas d’une faute de gestion. Ce qui ne doit pas empêcher de repenser globalement l’économie du secteur. Parce que des clubs professionnels, ce sont bien plus que quelques sportifs bien payés. Ce sont d’une part de vraies entités économiques qui emploient un grand nombre de salariés, au-delà des joueurs, et qui dynamisent une économie locale contribuant à la vitalité des territoires. Ce sont aussi souvent des entreprises engagées dans la vie de leurs communauté set qui contribuent à développer un sentiment d’appartenance à une communauté (de fans) ou à un territoire.

Pensez-vous qu’il faille aussi revoir la logique assurantielle et mutualiste du secteur sportif ?

Ce qu’il s’est passé servira certainement de leçon pour mieux se prémunir contre ce type de risques. On utilise l’assurance pour être mieux couvert, mais on a bien souvent oublié un risque majeur : le risque sanitaire. Il est absent de beaucoup de contrats d’assurance alors qu’il est celui qui avait le plus de chance d’advenir du fait de nos modes de vie et des atteintes qu’ils portent à l’environnement et qui, malheureusement, pourrait se reproduire à intervalles plus ou moins réguliers. Il risque cependant de devenir un risque de plus en plus cher à assurer. Outre ces mécanismes assurantiels externes, on peut aussi envisager de mettre en place une couverture au niveau des Ligues et de l’argent interne du sport : une ligne de crédit adossée aux fonds globaux générés collectivement par les Ligues (en particulier les droits audiovisuels) par exemple plutôt qu’une ligne négociée par chacun des clubs. Si on assure de manière mutualisée, on a plus de poids dans les négociations et cela coûte moins cher à l’ensemble des parties prenantes.

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