Les ennuis australiens de Novak Djokovic masquent totalement un élément majeur de l’évolution du monde de l’événementiel sportif qui est pourtant parfaitement illustré par l’Open d’Australie (OA) : son basculement dans le métavers. C’est-à-dire dans un univers virtuel et immersif au sein duquel le sport que nous connaissons est remplacé par le « métasport ». Le professeur Alain Loret a déjà écrit ce scénario étonnant qui va structurer la nouvelle économie du « sport qui se regarde ». Il explique que si cette transformation n’en est encore qu’à ces balbutiements, on entrevoit une concurrence féroce entre les événements qui basculent actuellement dans ce méta-univers sportif et ceux qui hésitent à le faire faute d’une capacité d’anticipation suffisante. Fondateur de SWI, 1ère agence française de prospective du sport et l’un des meilleurs spécialistes universitaires européens de l’univers complexe de l’innovation sportive, Alain Loret nous livre sa vision de la grande transformation qui s’annonce sur le marché mondial du sport événementiel.
Sport Stratégies : Vous affirmez que « l’affaire Djokovic » est un épiphénomène et que la véritable information relative à l’Open d’Australie 2022 concerne sa nouvelle offre événementielle reposant sur le métavers. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Alain Loret : Dans 20 ans tout le monde aura oublié l’affaire Djokovic. En revanche, les historiens du sport publieront des études très sérieuses qui montreront à quel point l’Australian Open opéra au cours de l’année 2022 un pivot technologique absolument majeur. Une première dans l’histoire du sport. Ce tournoi du Grand Chelem introduit en effet une nouvelle dimension technologique dans son protocole d’animation numérique.
Il repose sur un dispositif inédit d’immersion digitale des spectateurs au cœur de l’événement. Il utilise pour cela une blockchain et des NFT pour offrir un usage de type « play-to-earn » selon un modèle proche de celui développé par le studio vietnamien Sky Mavis. Certes, le dispositif australien est encore balbutiant mais il va se sophistiquer. Ce qui constituera la base d’une nouvelle économie du sport spectacle.
S.S : Quel en sera l’impact et peut-on déjà évaluer les effets ?
A.L : C’est une redéfinition complète de la place et du rôle du spectateur dans la structure de production événementielle qui s’esquisse. Il s’agit d’une véritable mutation de la notion américaine de sport-entertainment. Elle est appelée à se généraliser à d’autres types de manifestations comme les Jeux olympiques, par exemple. C’est donc bien la notion même de spectacle sportif télévisé qui se transforme sous nos yeux avec l’OA.
De mon point de vue, ce phénomène est stratégiquement aussi important que l’introduction des images en direct dans la diffusion télévisuelle du sport aux Jeux olympiques de Berlin en 1936. Le métavers constitue une révolution technologique du même ordre. Je considère qu’il s’agit d’une évolution stratégique déterminante de l’écosystème sportif événementiel mondial. En prospective, pour qualifier ce type de changement, on parle de rupture technologique « structurante ».
S.S : Sur quoi repose ce tournant technologique ?
A.L : Il repose sur une innovation qui commence à peine à intéresser les médias généralistes : le métavers. N’ayons pas peur des mots, sa déclinaison dans le « sport qui se pratique » comme dans le « sport qui se regarde » constituera à la fois un saut qualitatif et quantitatif de très grande ampleur sous le nom de « métasport ». Nike et adidas l’ont d’ailleurs identifié immédiatement.
La première en créant Nikeland, son propre environnement métaversé sous Roblox. La seconde en signant son entrée dans le métavers via des NFT déclinés sous The Sandbox. On observe que de grands clubs se sont déjà engagés. Manchester City, notamment, s’est associé à Sony pour métaverser son propre stade. Les conséquences du métavers seront déterminantes pour l’avenir de l’événementiel sportif.
Ce sera, par exemple, le chemin le plus direct pour capter dès aujourd’hui un public d’adolescents tout en maintenant leur intérêt lorsqu’ils seront devenus adultes. Or, vous savez comme moi qu’il s’agit là d’une question stratégique absolument essentielle mais qui n’a pas encore trouvé de
réponse. Le « rajeunissement » du programme olympique via des sports qui « cartonnent » sur les réseaux sociaux (skateboard, breakdance…),
par exemple, est une piste qui ne sera malheureusement pas suffisante.
Dans ces conditions, l’hypothèse que Paris soit contraint de proposer un « métavers olympique » en 2024 est particulièrement robuste. Cela d’autant plus que nous allons voir se multiplier les initiatives de création d’événements sportifs métaversés d’ici là.
S.S : En quoi s’agit-il d’une rupture technologique ?
A.L : Le métavers (en anglais, « Metaverse », NDLR) dédié au sport repose sur la création d’un univers sportif parallèle totalement inédit dont la caractéristique première est d’être immatériel. Le but est de construire un lien direct entre le réel et le virtuel. Dire cela brutalement au stade actuel de
nos habitudes de consommation des images de sport est évidemment très perturbant.
Nous constatons que les projets de sports métaversés actuellement développés sont plus destinés à rafraîchir l’image d’événements ou de marques implantées de longue date que de créer un nouvel écosystème. C’est la raison pour laquelle nous n’allons pas tarder à voir apparaître des programmes sui generis, c’est-à-dire établis par des entreprises nouvelles créées par et pour le métavers ou par des marques jusqu’à présent éloignées du sport. Je pense aux GAFAMs, par exemple. Ce qui complique sacrément l’analyse.
Pour simplifier, nous dirons donc que le « sport qui se regarde » des années futures aura connu trois structures de diffusion successives : la télévision, Internet et le métavers. Les modalités de production et d’exploitation protéiformes de la troisième s’établiront sous intelligence artificielle associée à la réalité virtuelle & augmentée dans un univers digital de troisième génération : le fameux web 3.0 que tous les professionnels du numérique attendent. C’est-à-dire dans un environnement technologique d’hyper connexion exploitant notamment la « 6G » et permettant, à la fois, la production d’un meta-univers sportif et une inclusion/immersion virtuelle totale des spectateurs en son sein.
Même si une phase d’acculturation sera nécessaire, tous ces éléments constitueront une avancée marketing déterminante dans la manière de
commercialiser et de consommer le spectacle sportif. Notamment parce qu’elle fera naître de nouveaux services assortis bien évidemment de
nouvelles sources de revenus.
Ces nouveaux marchés – cibles privilégiées des GAFAMs à un horizon de moins de cinq ans, sont déjà animés par des entreprises américaines du numériques particulièrement agiles comme Roblox ou Decentraland. D’autres vont apparaître rapidement, notamment des entreprises chinoises et sud-coréennes. Le Vietnam est également sur les rangs mais à ma connaissance pas l’Europe.
S.S : Pouvez-vous nous expliquer comment les organisateurs australiens ont métaversé leur tournoi ?
A.L : Si nous nous adressions à des spécialistes du métavers, nous dirions très simplement que l’événement australien se tiendra dans le Decentraland. Pour un néophyte, ce n’est évidemment pas compréhensible. En réalité, dans l’esprit des organisateurs, il s’agit d’instituer – au sens premier du terme – une nouvelle expérience-spectateur capable de renouveler tous les standards de l’événementiel sportif. Pour atteindre ce résultat, ils ont créé des cryptoactifs sous la forme de token non fongibles (NFT). Ils vont les lier en direct durant le tournoi à de la data « réelle ». Elle sera issue des matchs « physiques » mais sera traitée dans un métavers sous technologie Decentraland.
Le but est de générer de nouvelles formes d’implication en donnant aux possesseurs de billets la possibilité de s’immerger virtuellement au cœur de l’événement et non pas de s’asseoir simplement dans une tribune. Nous observerons que la pandémie de covid n’est évidemment pas étrangère à cette volonté.
Mais l’ambition de Craig Tiley, le directeur du tournoi, consiste à aller beaucoup plus loin que les seules contraintes sanitaires en établissant de nouvelles normes d’animation des événements sportifs. On devine chez lui la volonté d’être un précurseur en termes de métasport. Son objectif semble bien être de faire de l’événement australien un nouveau business model déclinable dans d’autres secteurs du sport événementiel.
S.S : Au niveau opérationnel, comment les choses se présentent-elles ?
A.L : L’élément le plus spectaculaire est sans doute « la vente à la découpe » des courts de tennis. On s’en doute, le protocole établi sort totalement de
la culture du tennis. Extrêmement complexe pour un néophyte en matière de blockchain, il nécessite une véritable acculturation. Je vais donc tenter d’aller au plus simple, notamment au niveau du vocabulaire.
L’objectif de Craig Tiley est de permettre à tout un chacun de « posséder » de manière aléatoire une parcelle de 361 cm² de chaque terrain où se dérouleront les 400 matchs du tournoi. Pour en négocier l’achat, les organisateurs ont édité des jetons non fongibles (NFT) sous le nom générique de « Art Ball NFT ». Une « monnaie » correspondant à 6.776 NFT a ainsi été éditée. Chaque NFT est affecté d’une valeur 0,067 Etherum (du nom de la blockchain support de l’opération, NDLR), soit environ 350 US-dollars (valeur à compter du 10 janvier 2022, NDLR).
Une parcelle constitue en quelque sorte une cible. Un coup gagnant qui la touche produit trois choses : un Airdrop ETH correspondant à l’enregistrement du point identifiable par les autres propriétaires de parcelles ou par des acheteurs potentiels, des wearables (portables, NDLR) virtuels et des produits dérivés siglés OA. Les propriétaires gagnants reçoivent en outre une balle souvenir « physique » superbement décorée dans un étui logoté. Dernier point : les parcelles seront attribuées lors d’un minting money fixé au 13 janvier 2022.
L’ensemble du dispositif métaversé sous Decentraland sera opérationnel à partir du 17 janvier 2022, date du début du tournoi. On mesure le caractère puissamment innovant de ce dispositif. Nous sommes-là aux confins de la
culture du tennis mais aux prémices de son nouveau business model. Il s’agit bien d’une nouvelle frontière ou d’un nouvel horizon pour les grands
événements sportifs.