L’Innovatoire : Les 24 Heures du Mans constituent, avec le Tour de France et le tournoi de Roland-Garros, l’un des trois grands évènements sportifs de l’hexagone. Cette épreuve bénéficie même d’une notoriété internationale hors du commun. En 2010, la revue National Geographic publia un volume consacré au Top 10 des évènements sportifs mondiaux auxquels tout amateur de compétition se devait d’avoir assisté au moins une fois dans sa vie. Les 24 Heures du Mans arrivaient en première position de ce classement devant les Jeux Olympiques, la Coupe du Monde de football, les finales des sports les plus populaires aux États-Unis (football américain basket-ball, baseball), et quelques autres monuments comme le championnat de polo d’Argentine ou le tournoi de Wimbledon. Ce choix était justifié ainsi : « Habileté, vitesse et endurance sont les trois ingrédients qui caractérisent la plus grande course automobile au monde, les 24 Heures du Mans. Cette épreuve, organisée par l’Automobile Club de l’Ouest (ACO), rapproche le passé et le présent. La première édition eut lieu en mai 1923. Aujourd’hui la course se déroule chaque mois de juin. Elle commence à 16 heures et, pendant 24 heures, le son de moteurs emplit non-stop 13 kilomètres de campagne française ». Cet évènement, depuis peu centenaire, n’a pas cessé d’innover. Et ses transformations ont épousé et parfois même anticipé des évolutions sociétales majeures. Nicolas Le Man, directeur général de l’ACO, a bien voulu nous confier ci-dessous un texte qui retrace un siècle d’innovations ininterrompues, et qui décrypte les enjeux actuels et à venir de cette course mythique. Et Pierre Fillon, président de l’ACO, a eu l’amabilité de répondre à quelques questions que nous lui avons posées.
L’innovation est comme le souffle de l’humanité. C’est le maître-mot de son histoire, sa singularité. La volonté de progresser, d’inventer et se réinventer est directement reliée au désir brûlant de se transcender ; le même qui anime les hommes depuis des millénaires. Qu’est-ce qui peut bien lier cette notion aux 24 Heures du Mans, une course automobile longue d’une journée et d’une nuit disputée dans la Sarthe ? Cette épreuve sportive née dans l’entre-deux-guerres incarne l’innovation sous différentes formes. Depuis plus d’un siècle, l’ACO – l’organisateur des 24 Heures – se bat, parfois contre lui-même, pour évoluer et faire évoluer son environnement.
Une course innovante qui force l’innovation
L’ACO créa les 24 Heures du Mans en 1923, dans le but de mettre en compétition des voitures de série sur un circuit dessiné à même les routes publiques. Le principe de ce qui s’appelle alors le « Grand Prix d’Endurance de 24 Heures – Coupe Rudge-Whitworth » est simple : des équipes de deux pilotes se relayent sur une même voiture pendant vingt-quatre heures, et la paire qui parcourt la plus grande distance gagne.
L’époque dicte le progrès, plus que l’inverse. Assez logiquement, les premières 24 Heures du Mans furent frappées par un vent innovant provoqué par les constructeurs, mais aussi facilité par l’organisateur. Les têtes pensantes de l’ACO, notamment Georges Durand et Charles Faroux, établirent un règlement extrêmement strict, ce qui poussa les marques engagées à innover pour gagner. Rapidement, cette course unique dans le paysage sportif prit une ampleur planétaire. Triompher aux 24 Heures du Mans, c’était posséder la voiture la plus fiable, qui résistait au test le plus difficile. L’innovation était principalement technique car c’était le propre de la période. En quelques années seulement, les 24 Heures se transforment en un banc d’essai, où certains des plus prestigieux constructeurs du monde viennent confronter leurs dernières trouvailles. Chenard & Walcker y présente un prototype aérodynamique en 1925. L’année suivante, Lorraine-Dietrich introduit les premiers feux antibrouillard qui permettent de transpercer la brume du petit matin générée par un petit ruisseau situé aux abords du circuit curieusement dénommé le Roule-Crottes. C’est ainsi que naquit un équipement aujourd’hui très largement répandu. Au fil du temps, les retombées des nouveautés testées au Mans vont se multiplier. Les découvertes se succèdent, passant des premiers essais en compétition de voitures tractées par les roues avant (grâce aux constructeurs Tracta et Alvis), à l’introduction de moteurs deux-temps, ou, plus exotiques encore, refroidis par de l’air pressurisé. Durant une semaine, essais compris, la capitale sarthoise devenait un laboratoire, où cohabitaient les marques installées dans le paysage, venues pour la performance et la victoire, et les petits ingénieurs qui révolutionnaient l’automobile. Après dix années de pause en raison de la Seconde Guerre mondiale, le « double tour d’horloge » reprend en 1949, et là encore, de nouvelles technologies font leur apparition. Lentement mais sûrement, le moteur passe à l’arrière, Michelin invente et teste au Mans son pneu à carcasse radiale en 1951, l’injection apparaît en 1952, puis les freins à disque en 1953… Le Mans est la référence en matière d’application de principes nouveaux, qui se diffusent progressivement ensuite au bénéfice de l’ensemble des usagers.
Un autre domaine permet de témoigner de l’esprit innovant insufflé par l’ACO : la route. Si, aujourd’hui, toutes les routes françaises sont en bon état, c’était loin d’être le cas au début du XXe siècle. Il s’agissait alors d’un problème d’ampleur nationale, et comme le circuit des 24 Heures était entièrement tracé sur des routes publiques, l’ACO se trouvait concernée au premier chef. Aussi, au milieu des années 1920, l’association multiplie les actions pour faire face à ce fléau. Est organisée une course dans la course, où trois revêtements différents sont apposés sur les dix-sept kilomètres du circuit. Celui qui résiste le mieux au passage incessant des voitures pendant vingt-quatre heures l’emporte. L’implication politique et médiatique des principaux acteurs de l’ACO (notamment Charles Faroux, éminent journaliste de L’Auto) amplifie la résonance des résultats. Ainsi se diffuse le bitume moderne. En 1932, la ligne droite des Hunaudières est décrétée « laboratoire national » par les Ponts et Chaussées. L’année suivante, elle devient le premier lieu au monde où est créé et testé l’axe médian, soit ce qui deviendra la ligne jaune de nos routes actuelles. Toujours, il est question de coller à son temps. Pour tout évènement, demain est important, mais après-demain l’est encore plus. Hier, les 24 Heures forçaient l’innovation technique, car la période l’ordonnait. Conserver sa philosophie innovante est un grand enjeu mais savoir l’adapter en permanence à de nouveaux défis l’est tout autant. La fidélité des spectateurs permet de mesurer la pertinence des décisions innovantes.
Le spectateur acteur
Ce sont les spectateurs qui confèrent à un évènement son poids. Sans eux, la « classique mancelle » ne serait qu’un laboratoire, froid et fermé sur lui-même. Ceux qui entrent dans l’enceinte du circuit des 24 Heures du Mans en sont la porte ouverte sur le reste du monde. Depuis la création de l’épreuve, l’ACO a inclus dans l’équation ceux qui venaient assister au spectacle. À vrai dire, les initiatives contribuant à faire du spectateur un acteur datent aussi du début des années 1920, mais là encore, l’innovation en matière de démarche événementielle dépendait de son époque. La volonté de l’ACO était de créer un spectacle total, avec le progrès en fil rouge. Ceci s’est incarné dans des matchs de boxe, des projections de films, des concerts, des feux d’artifices.
A cela s’ajoute le fait que lors d’une course de vingt-quatre heures, la nuit est un passage inévitable. Rares étaient alors les épreuves aussi longues. Il fallait donc innover pour que les spectateurs ne s’ennuient pas durant ce moment décisif. Pendant que les constructeurs amélioraient leurs phares, les gens venus, eux, se divertir, observaient des spectacles qu’on ne voyait que dans les plus grandes villes européennes. Les lumières dignes des plus prestigieux cabarets parisiens illuminaient le « village », là où des équipementiers présentaient leurs produits dernier cri. Ainsi, le spectateur était totalement intégré à l’atmosphère innovante des 24 Heures. L’utilisation de la nuit par l’ACO amplifiait le côté mythique de l’épreuve, parfois comparée à « l’autre nuit de Walpurgis ». Le « village » vivait et vibrait au son de l’innovation. Développés dans les années 1960 et 1970, les abords de la piste sont devenus l’une de ses principales singularités.
Pour renforcer la position du Mans sur l’échiquier international, l’ACO érigea le Circuit Bugatti en 1965. Il emprunte une partie du Circuit des 24 Heures, mais est beaucoup plus court (4,185 kilomètres). Surtout, il est permanent, ce qui signifie qu’il peut être utilisé toute l’année. Ce fut l’occasion d’importer de nouveaux événements-monde, comme la Formule 1 en 1967, le Grand Prix de France Moto à partir de 1969 et les 24 Heures Motos depuis 1978, entre autres. Le Bugatti, imprégné de l’âme du Mans, permet la tenue de nombreux rassemblements supplémentaires.
En 2022, lorsque le vidéaste Lucas Hauchard (alias Squeezie) – le deuxième français le plus suivi sur YouTube –, décide d’organiser un Grand Prix de Formule 4 avec ses amis d’internet, il le fait sur le Bugatti, au Mans. Toutes les infrastructures sont là, les écoles de pilotages sont prêtes pour accueillir un nouvel challenge de premier plan. Cette initiative pour les jeunes, portée par l’ACO, a rencontré un vif succès. En 2022, plus de 40.000 spectateurs sont venus acclamer leurs héros, et plus de 60.000 en 2023 pour la deuxième édition. À chaque fois, plus d’un million de personnes ont suivi le déroulé de la course en simultané, diffusée en direct sur la plateforme Twitch.
Il s’agit toujours de s’augmenter grâce à la technologie. En 2020, alors que les 24 Heures se disputèrent à huis-clos en raison de la pandémie, l’association eut l’idée d’organiser des 24 Heures du Mans virtuelles, et là encore, les jeunes ont répondu présent. Depuis, deux éditions supplémentaires furent courues sur ordinateur, et un jeu vidéo nommé Le Mans Ultimate, sorti en 2024, permit aux passionnés d’incarner leurs pilotes préférés. Il est crucial d’appréhender les défis posés par l’évolution, mais aussi, d’anticiper ceux qui arrivent à toute vitesse. Le virage technologique a été négocié par l’ACO, mais l’arrivée est encore loin et sans cesse repoussée.
Quelles solutions pour demain ?
La transition écologique est engagée, et elle constitue le plus grand défi auquel les 24 Heures du Mans ont fait face jusqu’à maintenant. Il n’est désormais plus seulement question du type de transmission qui sera utilisé dans cinq ans. Les 24 Heures doivent saisir l’occasion de s’inscrire dans le futur paysage sportif mais aussi le futur tout court. Là encore, les spectateurs sont autant d’acteurs potentiels pour aider les 24 Heures du Mans à grandir. Par exemple, depuis 2022, le « Green Ticket » permet aux fans arrivés grâce à un mode de transport responsable de bénéficier de réductions intéressantes.
La consommation d’essence a déjà été régulée par le passé, notamment après le premier choc pétrolier en 1973. L’ACO grâce à son penchant pour l’innovation technique, accueillit de nombreuses démarches destinées à changer l’écosystème tout entier. Les inventions les moins conventionnelles comme le moteur à turbine (présent aux 24 Heures du Mans en 1953) ou le moteur rotatif (testé en 1970 puis vainqueur en 1991) ont peu à peu laissé place à des évolutions qui seront appliquées aux voitures routières. Si, depuis le début des seventies, les prototypes qui courent n’ont plus grand-chose à voir avec nos automobiles de série, les technologies éprouvées au Mans se retrouvent pourtant dans le parc automobile mondial. Le turbo-compresseur est arrivé en 1974, alors que la technologie hybride a été vue pour la première fois en Sarthe lors de l’édition 1998. Puis, en 2006, le diesel s’est imposé ; lui qui, à l’époque, répondait aux enjeux environnementaux.
Depuis 2012, tout s’est accéléré. Cette année-là, une Audi hybride a remporté les 24 Heures du Mans. D’ailleurs, depuis, l’hybridation n’a jamais quitté la plus haute marche du podium. C’était aussi l’année de la création du 56e stand, initiative sans cesse reconduite depuis visant à faire courir une voiture innovante « hors catégorie ». C’est ici que l’on a vu, en 2014, la Nissan ZEOD RC totalement électrique, une première. L’ACO pousse encore dans le sens de la décarbonation, et de nouvelles étapes ne cessent d’être franchies. L’hydrogène, peut-être l’essence de demain, a été employée par l’association dès 2018. La création d’un premier prototype à hydrogène, la LMPH2G, a été suivie d’un deuxième la H24, en 2021. Puis, la H24EVO, présentée en 2023, dessine l’avenir de cet ambitieux programme, avec pour objectif une première sortie en piste courant 2025. D’autres constructeurs sont intéressés par ce défi écologique. Lors du Centenaire des 24 Heures du Mans en 2023, Toyota a dévoilé le concept GR H2, un prototype hydrogène visant à participer à la course. C’est un nouvel élan innovant qui frappe Le Mans de plein fouet, cent ans après le premier rush.
En attendant cette prochaine ère, l’ACO multiplie les actions. Les 24 Heures du Mans aident les constructeurs à réaliser cette transition critique grâce à un carburant renouvelable mis à disposition pendant le double tour d’horloge. Créé à partir de déchets et résidus issus de la viniculture par TotalEnergies en 2021, il remplit le réservoir de toutes les voitures du plateau, peu importe la catégorie. Ces efforts, couplés à une véritable stratégie de Responsabilité Sociétale des Entreprises furent récompensés en 2024 par la norme ISO 20121, qui atteste de la mise en place de systèmes de management responsables. La FIA (Fédération Internationale de l’Automobile) a décerné au Circuit, de son côté, l’accréditation FIA 3*, soit la plus haute distinction concernant les performances des organismes des sports automobiles, en matière d’engagement environnemental.
Toutes ces démarches et normes montrent à quel point le monde événementiel évolue. L’objectif de l’ACO, via les 24 Heures du Mans, est clair : réduire de 30 % les émissions de CO2 à horizon 2030, tout en contribuant à des projets carbone pour compenser le reste des émissions. L’étude de l’histoire montre, justement, que les 24
Heures ont toujours su s’habituer aux conditions déterminées par le cours du temps. Hier l’innovation était purement technique, concernait les métaux utilisés dans les moteurs, les phares ou la route. Puis, elle s’est transformée pour répondre aux nouvelles lois fixées par notre monde. Les spectateurs ont navigué entre ces différentes problématiques, car ils ont bénéficié de cette course au progrès. D’ailleurs, en 2024, le Circuit des 24 Heures du Mans a été élu Monument préféré des Français, témoignage de son succès passé et présent. Chaque année, c’est plus de 300.000 personnes qui se pressent pour assister à l’écriture de la légende.
Ces regards jetés en arrière sont importants, car ils aident à ne pas s’inquiéter quant au futur de l’événementiel, qui, lui-même, ne doit pas faire peur. Au contraire, il est essentiel d’embrasser pleinement l’innovation afin de ne pas prendre de retard sur son époque.
QUELQUES QUESTIONS à Pierre FILLON
PRÉSIDENT DE L’AUTOMOBILE CLUB DE L’OUEST DEPUIS 2012
1.En trois mots seulement, comment définiriez-vous l’avenir des 24 Heures du Mans ?
PF : Innovant, durable et enthousiasmant.
2. Par quelles solutions se matérialisera le programme « Race to 2030 » de l’ACO ?
PF : Il se matérialise dès à présent avec des actions concrètes. Qu’il s’agisse de la piste, qui représente moins d’un pourcent du bilan carbone des 24 Heures du Mans il faut le rappeler, avec l’utilisation d’un carburant 100% renouvelable, ou des spectateurs, avec la promotion du Green Ticket, en passant par les circuits courts pour la restauration : nous avons des dizaines d’axes sur lesquels nous travaillons au quotidien pour réduire l’impact environnemental de notre événement.
3. Selon vous, quel est le secret pour toujours avoir la volonté d’améliorer un événement centenaire comme les 24 Heures du Mans tout en préservant son âme ?
PF : C’est une grande responsabilité que de faire perdurer un tel mythe, une légende du sport mondial. Selon moi, il ne faut pas oublier son passé, les valeurs sur lesquelles repose cette épreuve. L’objectif est toujours d’évoluer avec son temps, voir même de l’anticiper, de toujours être source d’innovation. C’est en sens que nous transformons l’organisation de l’épreuve et son règlement.
4. Les deux éditions du GP Explorer ont été un succès retentissant. Pourrait-il y avoir d’autres initiatives innovantes de ce type dans le futur ?
PF : Nous sommes bien entendu toujours à la recherche d’innovations de ce type. Cette compétition a véritablement révolutionné la façon dont on peut « consommer » le sport. Nous continuons à travailler avec Squeezie et ses équipes pour envisager un avenir commun.
5. Pouvez-vous préciser les ambitions liées à la H24EVO, et à l’apparition de la technologie hydrogène au Mans en général ?
Dès sa présentation, le programme MissionH24 a toujours été pensé comme un vecteur de promotion de l’hydrogène. Depuis 2018, nous avons pu observer une progression incroyable dans l’utilisation et le stockage de cette énergie, dans laquelle nous croyons particulièrement. Bien sûr, la 3ème génération du prototype de MissionH24 aura un rôle crucial, notamment pour continuer à fournir des données précieuses aux partenaires intéressés par l’hydrogène et pour écrire le futur règlement avec la FIA. Être la première marque à remporter une course d’endurance, avec de l’hydrogène comme énergie : qui n’aurait pas envie de relever ce challenge ?!