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Comme traditionnellement au mois de février et mars, le rugby international a les yeux tournés vers l’Europe pour le tournoi des Six Nations qu’il faut désormais appeler "Guinness Six Nations", sauf en France en raison de la loi Evin.
C'est l'histoire d'une mesure qui divise : votée en 1991 dans une démarche de santé publique luttant contre le tabagisme et l'alcoolisme, la Loi Evin stipule que la vente, la distribution et la publicité d'alcool sont "interdites dans les stades, dans les salles d'éducation physique, les gymnases et, d'une manière générale, dans tous les établissements d'activités physiques et sportives".
D'un côté, le Ministère de la Santé encourage cette mesure préventive et s'élève contre toute remise en question. De l'autre, les ligues professionnelles et les clubs opèrent un lobbying actif, épaulés par des parlementaires, en faveur d'un assouplissement de la législation. En 2015, une étude de l'Association Nationale des Ligues de Sport Professionnel (ANLSP) soulignait le manque à gagner économique des clubs par rapport à leurs concurrents européens qui bénéficient par exemple en football de plusieurs dizaines de millions d'euros de revenus supplémentaires en sponsoring grâce aux marques d'alcool.
Tout récemment, la députée de la Nièvre, Perrine Goulet, a remis un rapport au Premier ministre sur le financement du sport en France dans lequel elle propose d'évaluer et assouplir cette loi. D'autant qu'aujourd'hui la technologie permettrait de contrôler aisément la consommation des spectateurs dans une enceinte sportive, au contraire des abords extérieurs des stades. Un nouvel appel vers une remise en question de la législation.
Les opposants à la Loi Evin parlent même d'une "hypocrisie", invoquant le fait que certains spectateurs surconsomment en amont des matchs sachant qu'ils ne pourront pas au sein du stade. "Hypocrisie" également, car ils soulignent que des moyens existent pour consommer de l'alcool dans les enceintes sportives, permis par la législation : les stades peuvent bénéficier de dix dérogations par an accordées par la municipalité, et les spectateurs des loges VIP profitent de bière et spiritueux grâce aux licences restaurateurs des traiteurs engagés... Des disparités existent entre les régions, les disciplines et les clubs concernés dans l'utilisation de ces recours : les autorisations sont temporaires pour certains, permanentes pour d'autres, ou encore inexistantes, en fonction des relations entre clubs et administrations locales.
Si le volet consommation est controversé, il en va de même concernant le sponsoring. Diffusé sur France 2 le vendredi 1er février, le match France-Pays de Galles ouvrait à l'écran le "Tournoi des Six Nations", tandis que le match Irlande-Angleterre diffusé sur la même chaîne le lendemain comptait pour le "Guinness Six Nations". La différence : le premier était organisé en France et soumis à la Loi Evin, le second était organisé en Irlande où la publicité des brasseurs est autorisée. Cette situation entraîne une distorsion de concurrence directement visible à l'écran, pénalisant l'économie du sport français, qui ne joue pas avec les mêmes règles que ses voisins.
Le nouveau partenaire-titre du tournoi, Guinness, s'est engagé pour un accord de naming sur six années pour un montant total de plus de 57 millions d'euros. Pratique en plein développement en France, le naming garantit une source de revenus importante pour les détenteurs de droits et fait désormais pleinement partie du modèle économique des événements sportifs.
Guinness ne pourra donc pas complètement activer son partenariat en France et devra développer un dispositif marketing ingénieux pour remplir ses objectifs. Ces dernières années les "marques alibis" se sont développées : les brasseurs utilisent d'autres noms d'emprunt pour communiquer sur leur univers reprenant les codes identitaires de la marque d'origine (couleurs, typographie). Ainsi, en jouant sur la subtilité des messages, la marque parvient à toucher les consommateurs tout en contournant la loi puisqu'aucune boisson alcoolisée n'est explicitement citée dans ces opérations.
Par exemple, la H Cup ne trompe personne : le H blanc sur fond vert, l'étoile rouge... chacun peut identifier tous les codes de Heineken, sponsor titre de la Coupe d'Europe de rugby à XV ("Heineken Champions Cup") et donc interdit de publicité dans les stades français. La marque utilise également son slogan "Enjoy responsibly" sans son logo, une façon de s'adapter à la législation française.
La Loi Evin semble mener à des effets non désirés par les pouvoirs publics : elle oblige les marques à repenser leur stratégie et à user d'ingéniosité pour arriver à leurs fins. Le challenge entraîne la créativité et l'on en vient à se demander si les opérations de communication engagées ont finalement plus d'impact qu'un simple logo ou l'image d'une bouteille de bière.
Une nouvelle preuve de l'habileté des experts du marketing sportif ; les équipes de la célèbre boisson irlandaise noire coiffée d'une mousse blanche ont usé de leurs talents pour toucher les spectateurs dans les stades de rugby français. Résultat : une marque alibi "Six Nations Greatness" est visible en plein centre du terrain !